Les Maîtres de la Voie

Laozi

Zhuangzi

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Conférences données à la Maison des Marronniers à Saint-Mandé les 3 & 17 mars 2007

Plan :

Présentation du cycle des conférences consacrées aux spiritualités de la Chine.

2° partie Les Maîtres du Tao

I Les ermites

Le livre XVIII des Entretiens de Confucius est consacré aux rencontres que le Maître aurait faites lors de ces pérégrinations avec des personnages originaux qui sont qualifiés d'ermites. Qui sont ces gens ? Pour le savoir examinons un de ces épisodes fameux (chapitre 6). Confucius et ses disciples sont un peu perdus et ils cherchent le gué pour passer une rivière. Apercevant deux homme en train de cultiver un champ, Confucius demande à un des ses disciples de s'enquérir du chemin. Mais il ne s'agit pas de paysans ordinaires. Un des paysans demande au disciple qui est l'homme dans le char. C'est Confucius. En ce cas dit le paysan, il doit savoir où est le gué. Le paysan s'enquiert de l'identité du disciple puis il lui dit : "Le monde est comme un torrent qui se précipite. Qui vous aidera à le réformer ? Au lieu de suivre un homme qui louvoie des uns aux autres, ne feriez-vous pas mieux d'en suivre un qui s'est retiré du monde ?»

Puis l'ermite n'attache plus la moindre attention à groupe des voyageurs. Quand son disciple lui répète les propos de l'ermite, Confucius s'exclame : "On ne peut tout de même pas s'en tenir à la compagnie des bêtes et des oiseaux. Si je ne peux attendre aucune aide des hommes, à qui irai-je ? Si la Voie régnait sous le Ciel, chercherais-je à y changer quelque chose ?"

Le récit de cet épisode est intéressant à plus d'un titre. Il montre que du vivant même de Confucius, il existait un courant de pensée radicalement opposé. Les caractéristiques de ce courant apparaissent déjà dans cet extrait : nous avons affaire à des hommes qui se sont retirés des affaires et de la fréquentation de leur semblable. Ils sont retournés à une vie d'auto-suffisance. Il savent manier la dialectique et la controverse avec des formules lapidaires. Ils ont une perception du monde comme étant un tout et un flux (Le monde est comme un torrent qui se précipite). Ils n'hésitent pas à se comporter avec une grande liberté dans leur relation avec autrui et se montrent volontiers ironiques. Ces hommes sont les prédecesseurs des penseurs taoïstes, ils incarnent une tradition chinoise très ancienne.

II La religion paysanne

Pour comprendre d'où sont issus les penseurs du Tao nous devons remonter aux origines de la civilisation chinoise. Les premières populations paysannes de la Chine ont un ensemble de croyances et de moeurs qui régissent leur vie et leur travail et qui supposent une interdépendance très grande de tous les domaines de l'existence. Je vais en décrire succintement certains aspects en citant un ouvrage de Marcel Granet, la Religion des Chinois (1922).

"Les paysans habitaient dans des villages placés sur une hauteur et enclos en général d'une haie vive. Certains étaient troglodytes, peut-être presque tous le furent-ils anciennement.

"Les basses terres étaient réservées aux cultures ; les sillons, tracés de l'Est à l'Ouest et du Sud au Nord, se croisaient, et les champs étaient carrés, séparés par des bordures en friche qui servaient de chemins, et où étaient construites de petites cabanes : elles abritaient les travailleurs, ils y demeuraient pour surveiller leurs récoltes, et, sauf pendant la morte-saison, ils ne quittaient point leurs champs. Ils ne voyaient leurs femmes qu'aux repas : elles les leur apportaient, aidées des enfants..."

Remarquons la très nette séparation des sexes qui est l'une des carctéristiques fondamentales de ces sociétés.

"Le grain battu et engrangé, ils remontaient au village, réparaient les toitures, bouchaient les fentes des murs et s'enfermaient dans les maisons pour laisser passer les froids durs et secs de l'hiver : ils se reposaient, comme la terre, fatigués d'avoir produit. Pour les femmes, au contraire, ce n'était point alors la morte-saison : elles filaient le chanvre et tissaient les vêtements. Les deux sexes se relayaient au travail : celui-ci, réglé par un rythme alternant, se modelait sur la succession des saisons humides et sèches, si bien marquée dans les plaines de l'Asie orientale.

"Tout au long de l'année, dans les champs cultivés en commun, comme dans leur village enclos, les paysans n'ont de rapports qu'avec les membres de leur parenté. Un village enferme une vaste famille très unie et très homogène.

"La distribution alternée du travail accompagnait une forte opposition entre les sexes qui se traduisait encore par l'interdiction de contracter mariage à l'intérieur de la parenté. À chaque génération, la moitié des enfants, tous ceux d'un même sexe, devaient abandonner le village familial pour aller se marier dans un village voisin, échangés contre un lot de jeunes gens de même sexe et d'un autre nom.

"Les assises des communautés rurales consistaient en de puissantes orgies où s'affirmait à la fois la force du groupement familial et du, groupement politique. Marquant les temps du rythme selon lequel alternait le travail féminin et masculin, elles avaient le caractère de grandes fêtes sexuelles où s'opéraient les échanges matrimoniaux, grâce auxquels chaque groupe possédait de façon permanente des otages de tous les autres et leur envoyait des délégués : ces fêtes de la concorde paysanne étaient aussi des fêtes du mariage, des fêtes de la fécondité.

"Les assemblées des communautés rurales se tenaient,en des lieux consacrés : c'était hors des champs cultivés, dans une partie du territoire soustraite à l'appropriation domestique et aux utilisations profanes, sur un sol qui pour tous était saint.

"Elles demandaient, pour déployer leurs pompes traditionnelles, un terrain varié, avec des bois, de l'eau, des vallons, des hauteurs. Là se répandait la foule des pèlerins, venus de loin, en char souvent, vêtus des habits de la saison, frais tissés, et dont l'éclat tout neuf disait la prospérité de chaque famille.

"Les rites sexuels des fêtes printanières avaient à peine besoin de voir leurs effets complétés par la communion alimentaire ; ils suffisaient, en somme, aux fiançailles. Mais au moment de l'entrée en ménage, établir une identité substantielle, qui rendra possible la vie en commun, devient la préoccupation principale. Une grande orgie de boisson et de nourriture fut l'essentiel des Fêtes d'automne. Les pratiques sexuelles y étaient secondaires ;

"De même, le yin et le yang se donnent rendez-vous au printemps et à l'automne ; ils s'affrontent alors ; selon la saison, l'un appelle et l'autre répond ; puis, pour féconder le monde et en constituer l'harmonie, ils s'unissent sexuellement ; leur union splendide se manifeste par l'arc-en-ciel. Séparés après ces noces, ils se relayent dans leurs travaux : le yin, comme les femmes, est actif en hiver, et son activité, qui est d'ordre intérieur, ne peut s'exercer qu'en des lieux retirés, sombres et clos ; le yang, comme les hommes, travaille pendant l'été, au plein jour, à grand rendement. Yin a pour sens hubac, nord de la montagne, sud, de la rivière ; yang a pour sens adret, sud de la montagne, nord de la rivière. Les noms des deux principes s'expliquent par l'aspect du Lieu Saint et sont un souvenir des versants ensoleillés ou sombres où se plaçaient les chœurs opposés de garçons et de filles."

Nous avons donc affaire à une représentation du monde naturel dont le monde humain est profondément solidaire. Des cycles se produisent par alternance de principes contraires et créatifs : les femmes et les hommes, les vivants et le morts, les travaux des champs et les travaux d'hiver. Cette notion de l'alternance et de la compénétration de tous les domaines de l'existence marque la pensée chinoise et particulièrement les penseurs du Tao.

III Laozi, Zhuangzi, données biographiques

En fait nous avons très peu de données sur les fondateurs de ce que nous appelons le taoïsme. Par contre nous avons un certain nombre de livres antiques, compilations parfois disparates, qui ont profondément marqué la pensée chinoise.

Laozi et le Daodejing :

On n'a aucune information fiable sur le personnage Laozi (老子) [1, 2, 3]. On le situe vers la fin du VIe siècle avant notre ère ou au Ve siècle. Il apparaît dans le Zhuangzi (荘子, IVe siècle) comme un débatteur de Confucius. Certains sinologue pensent que c'est la raison pour laquelle on lui attribue (IIIe siècle) le premier texte du taoïsme philosophique, Le Livre de la voie et de la vertu (道德 ). Selon la légende il aurait été un archiviste (accès au savoir de l'époque et aux textes ésotériques). Il aurait démissionné de son poste pour se retirer dans un lieu inaccessible, à la frontière du pays, il aurait remis à un officier des écrits [4] : Le Livre de la voie et de la vertu...Quoi qu'il en soit de l'authenticité du personnage Laozi, à la lecture, on sent une personnalité forte et singulière qui s'exprime.

Ce livre deviendra le texte fondateur du taoïsme philosophique. La version qui en a été transmise est un petit livre de 81 courts textes, dans une forme plus ou moins versifiée. La compréhension n'est pas toujours aisée mais il y a une véritable beauté de l'expression [citer comme exemple le texte n°6]. Tout et son contaire ont déjà été dits sur Laozi et sur Le Livre de la voie et de la vertu, un proverbe chinois dit que les 5000 commentaires qu'il a générés ne sauraient épuiser les 5000 mots qui composent le texte. Comme tous les textes de cette époque il était écrit verticalement sur des tiges de bambou attachées entre elles à la façon d'un store. Selon certains détracteurs les tiges auraient été mélangées. il n'empêche que c'est l'un des textes fondateurs des sagesses de l'humanité. Le sens est profond et stimule la réflexion.

Zhuangzi

Nous avons très peu d'informations sur Zhuangzi (荘子) sinon qu'il aurait vécu au IVe siècle durant la période des royaumes combattants. Il est l'auteur d'un livre qui porte son nom et qui est le fondement du taoïsme philosophique [5]. Certains spécialistes pensent que durant sa jeunesse il aurait reçu une solide formation sur le rituel comme cela était enseigné dans le courant confucéen.

Conteur habile à l'imagination féconde. Inteligence puissante et fine, personnage naturellement astucieux et profond. Sa puissance de raisonnement peut même s'appliquer aux domaines les plus inattendus (par exemple les mathémathique, cf extrait ci-dessous). Zhuangzi s'oppose au courant des lettrés confucéens. On pourrait dire qu'il leur reproche un certain idéalisme qui confine à la naïveté (quelques mots sur la mission de Yanhui et le jeûne du coeur). Pour lui il y a une méprise fondamentale dans l'identification que le sujet a de lui-même et donc la distinction qu'il opère entre soi et le monde. Cette séparation amène à considérer le monde comme objet, à tenter de l'utiliser et donc à le dégrader. Il prône donc de s'en remettre au Tao, et d'ouvrir d'autres moyens de connaissances (n'écoute pas avec tes oreilles, écoute avec ton esprit, n'écoute pas avec ton esprit, écoute avec ton énergie).

Comme autre penseur à l'origine du taoïsme, il faudrait également citer Liezi (列子) auteur d'un livre éponyme. Toutefois, on s'accorde à penser que ce livre a été reécrit quelques siècles après la vie de son auteur (s'il n'a jamais existé). Il est cité dans le Zhuangzi, faute de temps nous ne l'aborderons pas.

IV Bibliographie

- La Voie et sa vertu traduction du Daodejing par F. Houang et P. Leyris (Points Sagesses)

- Les Œuvres de Maître Tchouang, traduction de Jean Levi (Editions de l'encyclopédie des nuisances) : traduction remarquable qui restitue à la fois la profondeur et les facéties du Zhuanzi.

- Propos intempestifs sur le Tchouang-Tseu par Jean Levi (Editions Allia) : très intéressant, une analyse détaillée et inventive de deux paraboles du Zhuangzi)

- Leçons sur Tchouang-tseu par Jean-François Billeter (Editions Allia) : passionnant, une approche d'une rare intelligence de la pensée de Zhuangzi.

- Etudes sur Tchouang-tseu par Jean-François Billeter (Editions Allia).

V Choix de textes (17 mars)

Laozi (Daodejing)

2

Quand chacun tient le beau pour beau vient la laideur

Quand chacun tient le bon pour bon viennent les maux...

Le sage gouverne par le non-faire

Il enseigne par le non-dire

Mais il nourrit chacun sans se l'approprier

Il accomplit sa tâche sans s'en prévaloir

Il acheve son oeuvre sans s'y attacher

Et comme il ne s'y attache pas

Il se maintient

6

L'Esprit du Val ne meurt point

C'est le Mystérieux Féminin

L'huis du Mystérieux Féminin

Est racine de Ciel-et-Terre

Traînant comme un filandre à peine s'il existe

Mais l'on y puisera sans jamais qu'il s'épuise

7

Le ciel dure, la terre persiste

Qu'est-ce donc qui les fait durer et persister ?

Ils ne vivent point pour eux-mêmes

Voila ce qui les fait durer et persister

Le sage met son corps derrière

On le place devant

Il n'a pas de souci de son corps

Par là même son corps se maintient

N'est-ce pas qu'il est sans moi propre ?

Par là même son moi s'accomplit

8

L'homme du bien suprême est comme l'eau

L'eau bénéfique à tout n'est rivale de rien ...

41

Lorsqu'un homme élévé entend la Voie

Il l'embrasse avec zèle

Lorsqu'un homme moyen entend la Voie

Il en prend et en laisse

Lorsqu'un homme inférieur entend la Voie

Il éclate de rire

La Voie s'il ne riait pas ne serait plus la Voie.

73

...La Voie du Ciel est celle

Qui vainc sans batailler
Qui répond sans parler
Qui vient sans qu’on l’appelle
Et qui oeuvre sans se forcer
Entre ses larges mailles
Le grand filet du Ciel ne laisse rien glisser

(Trad. François Houang & Pierre Leyris)

Zhuangzi

II

A partir du moment où j'instaure le Un, en ai-je déjà parlé ? Mais une fois que j'ai dit "le Un est", puis-je encore dire que je n'en ai pas parlé ? Le Un non nommé et le Un qui est est nommé forment deux éléments dédoublés. Cet Un qui sans être nommé et cette parole qui nomme le Un (non encore nommé) forment (un ensemble à) deux éléments ; ces deux derniers ajoutés au premier forment donc trois unités. Et à partir de là, même le plus habile calculateur ne pourra venir au bout du compte. Que dire des gens ordinaires ? Ainsi quand on pense que pour aller du non-être à l'être on est déjà arrivé à compter jusqu'à trois, que dire lorsqu'on va de l'être à l'être ! Le mieux est de s'en abstenir et de laisser faire la nature des nombres en suspendant son action.

(Trad. Jean Levi)

XVII

- Que veux-tu dire par le Ciel, par l'humain ?

- les chevaux et les buffles ont quatre pattes : voila ce que j'appelle le Ciel. Mettre un licou au cheval, percer le museau du buffle, voilà ce que j'appelle l'humain... veille à ce que l'humain ne détruise pas le céleste en toi, veille à ce que l'intentionel ne détruise pas le nécessaire.

(Trad. Jean-François Billeter)

VII

Ne te fais pas le réceptacle du renom, la résidence du calcul ; ne te comporte pas en préposé aux affaires, en maître de l'intelligence. Fais plutôt par toi-même l'expérience du non-limité, évolue là où ne se fait encore aucun commencement. Tire pleinement parti de ce que tu as reçu du Ciel, sans chercher à te l'approprier ; contente-toi du vide.L'homme accompli se sert de son esprit comme d'un miroir - qui ne raccompagne pas ce qui s'en va, qui ne se porte pas au devant de ce qui vient, qui accueille tout et ne conserve rien, et qui de ce fait embrasse les êtres sans subir de dommage.

(Trad. Jean-François Billeter)

Zhuangzi, le rêve du papillon