La Production conditionnée

(conférence 5)

30/03/2006

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A. Gouvret

Quelques informations :

Le script de ces conférences ainsi que leur enregistrement audio sont consultables sur internet: http://www.miaofa.com/accueilconferences.html. Ainsi ceux qui auraient manqué une session ou qui nous rejoindraient en cours de route, pourront écouter ou lire la séance de leur choix.

Quelques éléments bibliographiques :

André Bareau, En suivant Bouddha, éditions Le Félin.

Dhammapada (Les Stances du dharma), un classique des premiers textes bouddhiques, aphorismes sous forme de poèmes cours, plusieurs traductions en éditions de poche, citons : Albin Michel, GF Flammarion et Le Seuil.

Guy Bugault, L'Inde pense-t-elle ?, PUF.

Au fil des cours précédents nous avons étudié les origines du bouddhisme puis les quatre vérités qui sont le premier enseignement du Bouddha. Pour compléter cette présentation des éléments fondamentaux du bouddhisme, il nous faut aborder la production conditionnée qui est, sans doute, le concept le plus important du bouddhisme primitif. Ensuite de quoi, nous pourrons approfondir les douze liens causaux qui sont une mise en système de la production conditionnée. La présentation traditionnelle définit la production conditionnée comme étant l'enchaînement de 12 liens causaux. Toutefois des interprétations plus modernes notamment chez certains auteurs japonais (Mizuno Kogen par exemple), parce qu'ils ont une formation philosophique plus générale , ont perçu et exposé l'originalité conceptuelle de cette notion. De la sorte ils distinguent une conception générale et philosophique de la production conditionnée (ce que nous étudions ce soir) et un approfondissement sous la forme des 12 liens causaux.

1 Signification du terme "production conditionnée"

Le terme production conditionnée traduit le sanscrit pratitya-samutpada . Samutpada : avoir lieu, se produire, apparaître. Les propagateurs du bouddhisme en Chine avaient désigné par les deux idéogrammes yuan () et qi () (engi en japonais) cette notion. Dans plusieurs traductions ou présentations de cette doctrine, notamment celles de Guy Bugault cette expression est rendue par "coproduction conditionnée"(cf. L'Inde pense-t-elle?, PUF 1994, pages 122 et suivantes). Au mot à mot on peut rendre l'expression par "se produire selon", selon signifiant selon les conditions ou selon les circonstances et se produire désignant la raison de la manifestation.

Le concept de production conditionnée renvoie donc à la raison de l'apparition des phénomènes et aux conditions de leur apparition qui dépend elle-même de circonstances. Ce principe révèle donc l'interdépendance des phénomènes entre eux. De ce point de vue, on peut dire que le bouddhisme ne reconnaît pas le hasard. Il se distingue également des autres religions du monde antique qui recherchent une sorte de cause première des phénomènes, cette cause étant souvent la volonté ou l'activité d'un être primordial.

Pour le bouddhisme le monde est un tout dont les éléments se conditionnent mutuellement. Nous avons là une sorte d'"inter-relativisme" total et général ou chaque élément, que le bouddhisme appelle dharma, résulte de facteurs qui eux mêmes ont été générés pas des causes diverses et ainsi de suite d'une façon que l'on serait tenté de ressentir comme vertigineuse.

Tout phénomène a une ou des causes précises. C'est ce processus que l'on appelle la production conditionnée. Notons pour l'instant et nous y reviendrons que cela signifie que la raison d'être de chaque phénomène lui est donc extérieure.

Les phénomènes sont provisoires car soumis à la naissance, à la modification et à la disparition. Cette modification qu'ils subissent n'est pas aléatoire, elle dépend de facteurs nombreux et divers et de processus. Ce fonctionnement s'appelle la production conditionnée. La doctrine bouddhique enseigne ce processus qui lui préexistait. Ainsi le Bouddha, contrairement aux autres fondateurs de religion, n'est pas un envoyé d'une puissance divine mais un homme qui a découvert un système d'interprétation du monde dont la production conditionnée est l'un des aspects essentiels .

Le principe même de la production conditionnée peut paraître simple dans un premier temps ; ses applications et ses conséquences sont innombrables. Dès l'origine de nombreuses maximes l'illustrent : "Ceci étant, cela est. Ceci naissant, cela naît. Ceci n'étant pas, cela n'est pas. Ceci disparaissant, cela disparaît". Les phénomènes constatés apparaissent selon diverses circonstances, que celles-ci se modifient et les phénomènes, eux aussi, se transforment. La pratique de la voie bouddhique s'inscrit donc dans le mouvement, elle ne peut reposer sur une appréhension statique. Dans le bouddhisme primitif, le concept de production conditionnée est devenu lui-même le synonyme de la doctrine bouddhique. Ainsi lisons-nous dans les premiers recueils : " Celui qui contemple la production conditionnée, contemple la loi et celui qui contemple la loi contemple la production conditionnée" ou encore "Celui qui contemple la production conditionnée, contemple la loi et celui qui contemple la loi me contemple"

2 Le bouddhisme : doctrine de la production conditionnée, concept de la vacuité

Du bouddhisme primitif jusqu'aux enseignements du Grand véhicule, de l'Inde jusqu'à l'Extrême-Orient, la production conditionnée est toujours apparue comme la doctrine fondamentale du bouddhisme.

Dans ce cours, nous avons commencé d'étudier la production conditionnée. Les applications de ce principe sont multiples. Il est intéressant de comprendre comment la plupart des concepts bouddhiques en découle naturellement. Si nous prenons notamment un concept plus tardif comme la triple vérité - Provisoire, vacuité et milieu -, en se fondant sur la production conditionnée, ces notions apparaissent de suite plus compréhensibles. Ainsi, la vérité de la vacuité (sunyata, , ku, kong, mentionner le penseur indien Nagarjuna), par vacuité on entend dénué (vide) de nature propre. Pour le bouddhisme chaque dharma est dénué de nature propre et ce, contrairement à l'impression immédiate et ordinaire que nous en avons. En effet, vu au travers de la production conditionnée, comment ces éléments du réel dont l'existence a été conditionnée par tous les autres éléments pourraient-ils dès lors avoir une nature propre? Ainsi tous les dharma ont-ils en commun une même vacuité et de la sorte ils partagent une même égalité.

On peut s'interroger sur la raison qui fait que tout naturellement nous prêtons une nature propre (un qualité) aux phénomènes. Il y aurait beaucoup à dire sur ce point qui participe probablement d'une sorte de mécanisme immunitaire. Prêter une nature propre aux choses fait que par contagion nous en découvrons une en nous. On peut l'appeler la personalité, l'âme ou autre et lui trouver toute sorte d'attributs. Cette propension révèle un mécanisme de défense et de construction vis à vis des peurs les plus profondes de l'homme notamment vis à vis de sa propre disparition. Le bouddhisme montre les systèmes et mécanicités à l'oeuvre dans l'expérience de l'existence qui est la notre et en renforçant notre compréhension et nos capacités vise à nous délivrer des peurs génératrices d'illusions.

Les dharma sont également jugés provisoires car, comme le montre la production conditionnée, de par l'existence de tous les dharma, chacun d'entre eux subit des influences qui se traduisent par des transformations de sa substance et finalement par la perte de son intégrité et sa disparition. Dans ce processus chaque dharma est conçu comme distinct et spécifique et nous avons là, dans cette autre application de la production conditionnée, un postulat très différent de l'égalité que sous-entendait la vérité de la vacuité.

Enfin, au delà de cette contradiction, les dharma présentent un aspect intermédiaire entre vacuité et provisoire auquel réfère la vérité du milieu. Vérité de cet état intermédiaire entre individualisation et anéantissement dans l'uniformité qui est le propre même de l'existence de chaque objet et de chaque être.

[Pour illustrer développer l'exemple de l'objet observé et de l'observateur : l'objet perçu est à un stade de son existence : vérité du provisoire, temporalité. Mais il existe également en raison de causes extérieures : absence de nature prore, vérité de la vacuité, spatialité. Mais l'observateur qui déduit cela partage avec l'objet ces deux conditions en lui ces deux tendances s'intègrent, vérité du milieu]

[Présenter une première approche du concept introspectif du Tiantai de la triple observation du coeur (一 心三觀, yixin sanguan, ishin sankan), application de la production conditionnée à l'analyse de son propre esprit.]

La production conditionnée : conception générale et doctrine profonde

Dans le bouddhisme, la production conditionnée est un principe fondamental qui permet d'expliciter les phenomènes de tout ordre et ce dans leur temporalité, dans leur espace et dans leur processus. Pourtant, ne nous méprenons pas, l'appréhension de ces phénomènes dans le bouddhisme n'est pas celle de la science ni même celle de la philosophie. La question essentielle demeure la résolution de cette équation individuelle que représente pour chacun de nous l'existence que nous vivons. Le propos n'est pas de se livrer à une recherche objective et désintéressée sur les phénomènes de la nature ou de la société, d'autres disciplines le permettent, mais d'acquérir une vue lucide de la production conditionnée de façon à pouvoir identifier et traiter les passions et les maux qui nous font souffrir individuellement ou généralement.

Ainsi, dans la production conditionnée, nous pouvons distinguer à la fois une conception générale et une doctrine plus profonde. Le plus important est, bien sûr, la doctine profonde mais c'est la conception générale qui permet de l'illustrer et surtout de la présenter à ceux qui s'initient à cette spriritualité. L'une des citations du paragraphe relatif à la signification du terme : "Ceci étant, cela est. Ceci naissant, cela naît. Ceci n'étant pas, cela n'est pas. Ceci disparaissant, cela disparaît" illustre parfaitement la production conditionnée en tant que conception générale. L'ensemble des phénomènes du monde, de la société ou de la vie humaine obéit au processus cyclique de la naissance, de la transformation et de la disparition. Sans cesse l'intégrité du sujet est menacée par divers facteurs. A la fois il utilise et subit l'ensemble des objets et existences dans l'instant mais également leur état dépend de ce qui les a précédé et conditionne leur évolution. L'extrême complexité de la relation de l'un et du tout ne peut se dénouer qu'en recourant à une autre dimension de la production conditionnée : la doctrine profonde.

Celle-ci sera étudiée en détail lors de la prochaine session (4 mai) où nous la décrirons sous la forme d'un système que nous avons parfois abordé, à savoir les douze liens causaux.