Lettre à Niike


 新池御書

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(Niike gosho, Showa teïhon p 2118)















On sait peu de choses sur le destinataire de cette lettre. Son nom complet était Niike Saemon et il était fonctionnaire du bakufu. Résidant dans l’ancienne région de Tootomi (département actuel de Shizuoka), lui et sa femme se sont convertis au nouveau bouddhisme prôné par Nichiren sous l’influence de Nikko. C’est d’ailleurs ce dernier qui aurait été le porteur de cette lettre écrite en 1280.






A cette époque Nichiren, âgé de 58 ans vivait retiré près du mont Minobu depuis six ans. Ces dernières années de sa vie étaient consacrées à l’enseignement des disciples, à l’écriture de lettres et traités ainsi qu’à l’inscription de Honzon.






Dans cette lettre il déplore le manque de foi dans le Sutra du lotus de ses contemporains. Malgré les signes de dévotion, rares sont ceux qui essaient de pénétrer le sens de ce sutra. Il encourage son disciple à développer sa foi car ce monde est instable. De plus les divinités tutélaires, lassées de l’opposition récurrente du peuple et de ses dirigeants ont abandonné le pays le laissant en proie aux désastres. Les différents courants bouddhiques ne reconnaissent pas la prééminence du Lotus et tant les vieilles écoles comme le Ritsu de Ryokan ou la toute nouvelle école Zen ne font qu’accroître la confusion. Dans ce contexte troublé, Nichiren incite son disciple à la réflexion, à l’éclaircissement des doutes et à la pratique de la récitation du Titre du Lotus d’autant qu’il laisse entendre que le bodhisattva Pratique-Supérieure à qui incombe la propagation de la loi bouddhique dans la période finale est apparu.






Bien que ce texte soit connu de longue date, son authenticité a été mise en question et ce depuis le début du XVII°siècle. Depuis l’origine les disputes, schismes et sécessions ont été particulièrement fréquents dans le courant religieux issu de Nichiren jusqu’à lui donner l’aspect disparate que nous constatons de nos jours.









A plusieurs reprises, la Lettre à Niike défend avec force d’accepter les offrandes de ceux qui offensent la loi bouddhique : «Les offrandes de ceux qui offensent la loi doivent être considérées comme du cuivre incandescent » ou encore « Enfants d’hommes, accepterions-nous ce que voudraient nous procurer ceux qui auraient tué nos parents ? ». Or en 1595, le shogun Hideyoshi ordonna aux représentants de tous les courants du Bouddhisme des prières à la mémoire de ses ancêtres. Ce genre de pratique posait un problème certain aux moines du courant de Nichiren. Depuis l’époque de Kamakura ce devait être un cas de conscience pour eux que de s’associer à ceux que leur maître avait critiqué ou de prier pour les familles des shogoun qui souvent avaient été leurs persécuteurs. Un mouvement d’opposition à ce genre de pratiques vit le jour ; il fut connu par la suite sous le nom de Fuju fuse ha, littéralement ceux qui ne reçoivent ni ne donnent. Bien évidemment ils trouvaient dans ces phrases de la Lettre à Niike un soutien à leur détermination. Notons que ce mouvement fut sans cesse en butte aux persécutions parfois violentes et cruelles des autorités féodales. Les arguments de ceux qui au sein du mouvement nichireniste contestaient leur position et l’authenticité de cette lettre peut se résumer de la sorte : le style leur semble différent des autres écrits, la logique des idées semble parfois discontinue et certaines opinions qui apparaissent ici ne se retrouvent pas dans d’autres textes de Nichiren, elles sont en outre peu étayées par des citations comme à l’habitude.






Les tenants de l’authenticité de la Lettre à Niike niait cela et répondaient que de nombreuses prescriptions des divers courants défendaient d’accepter les dons de non croyants et que puisque plusieurs textes anciens citaient ou commentaient cette lettre, leurs auteurs, moines savants des siècles passés, n’avaient pas eu de raison de douter de son authenticité.






Je n’ai pas l’intention de débrouiller ce genre de dispute mais enfin ces arguments ne sont pas tous recevables au même titre. Pour ce qui est de la discontinuité du récit il faut remarquer qu’il ne s’agit pas d’un traité ou d’une thèse mais d’une lettre, écrite « au fil du pinceau », genre très répandu tant en Chine qu’au Japon et où la volonté de fixer sur le papier la pensée dans son jaillissement l’emporte souvent sur un souci de construction rigoureuse. D’ailleurs à la fin de la lettre il dit : « Comme je vous reverrai, je n’ai pas écrit trop en détail » laissant entendre que certains points seront développés ou explicités lors d’une prochaine rencontre. Je ne pense pas non plus que dans de nombreux passages le style soit d’une qualité inférieure aux autres lettres de Nichiren. Une étude plus approfondie serait peut-être à mener mais parfois, notamment à la fin du paragraphe relatif à la divinité de Kasuga, on se demande s’il n’y aurait pas eu un ajout. Remarquons toutefois que les originaux de nombreuses lettres de Nichiren n’existent plus ou ont été endommagés, que de nombreux textes nous sont connus sous la forme où des disciples les ont recopiés. Quant aux idées, celle qui gênait le plus ceux qui tiennent la Lettre à Niike pour non authentique c’est le refus d’accepter les dons de ceux qui s’opposent au bouddhisme du Lotus. Dans l’éthique de Nichiren telle qu’elle se dégage de plusieurs textes, cette notion semble découler de ce qu’il appelle Yodozaï c’est-à-dire la faute de complicité par passivité.






Nous avons cité cette affaire juste pour montrer les controverses qui agitaient ce courant religieux. Quoiqu’il en soit cette lettre nous donne plusieurs précieuses indications sur les caractéristiques de la foi dans les premiers temps du bouddhisme de Nichiren. Il est intéressant d’en extraire quelques-unes d’autant qu’historiquement ces tendances ont beaucoup évolué.






Tout d’abord nous remarquons une grande inquiétude concernant l’existence future. Cette inquiétude est alimentée par le désordre du monde dans lequel on vit et, d’un point de vue plus spéculatif, par l’impermanence des choses. Dans ce monde troublé, l’existence actuelle offre la possibilité inespérée, par la foi dans le Sutra du lotus de devenir le Bouddha.






On peut s’étonner également de l’importance attachée à certaines divinités locales telle celle de Kasuga voire à des divinitités « nationales » comme Hachiman ou Tensho Daïjin. On ne doit pas oublier cependant que ces kami du shintoïsme étaient un élément important de la compréhension du monde qu’avaient les hommes de cette époque. Imagine-t-on par exemple un ouvrage métaphysique du treizième siècle dans notre culture et qui serait dénué de toute allusion à Dieu ? De plus le bouddhisme, à travers les différents pays où il s’est développé, s’est souvent rapproprié les dieux locaux quitte à leur donner des fonctions quelque peu différentes de celles qu’ils avaient à l’origine.






On sent également dans cette lettre un sentiment d’urgence que vient nourrir une sorte de messianisme. Dès la première phrase la période actuelle est jugée particulière pour ceux qui la vivent. Comme nous l’avons vu, c’est déjà individuellement une occasion très rare pour échapper aux « mauvaises destinées » mais, historiquement, l’époque est chargée de caractéristiques lourdes. Comme les textes l’ont annoncé c’est la période dégénérée de la Fin de la loi, celle où l’enseignement se perd. Les mœurs du clergé sont relâchées, la connaissance des doctrines faibles et les laïques irrespectueux. Du coup, les divinités tutélaires ont abandonné le pays. Mais, dans le même temps, c’est également, selon les textes, la période où le bodhisattva Pratique Supérieure et les autres bodhisattva que la terre garde en son sein doivent apparaître pour répandre la doctrine du Lotus dans ce monde troublé. Malgré les temps difficiles il y a donc conjonction entre les prédictions globales concernant la propagation du bouddhisme et le destin individuel où l’on doit résoudre la problématique de sa propre existence.






Vers la fin de cette lettre, une autre caractéristique de ces premiers temps du Nichirenisme se révèle. C’est la force du lien personnel avec le fondateur. Comme cela transparaît dans ces phrases assez énigmatiques, c’est un lien mystique et puissant où l’absence est ressentie comme un manque. « Aussi lorsque vous désirez ardemment me rencontrer, au fil des jours révérez le soleil, alors je ferai que mon image s’y reflète ». Le symbolisme du soleil joue un rôle très important dans la personne de Nichiren. La première partie (nichi) du nom qu’il s’est choisi, s’écrit avec l’idéogramme chinois qui représente le soleil, le nom que ses parents lui avaient donné contient également ce caractère, son pays s’appelle le Soleil Levant, sa divinité tutélaire représente le soleil et il a souhaité également que ce caractère soit le premier du nom bouddhique conféré à ses disciples.






     Toutes ces dimensions caractérisent cette lettre dont le souffle épique et l’intensité nous sont encore sensibles aujourd’hui.

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