Les quatre sceaux de la loi

















Plan du cours :


Aperçu général

a) Introduction
b) Enumération des quatre sceaux
c) Illustration tirée de l'histoire du Garçon des Monts enneigés

Définition de chacun des quatre sceaux

a) L'impermanence des multiples mouvements
b) Les multiples dharma sont sans ego
c) Tous les mouvements sont souffrance
d) Sérénité et pureté du nirvana












Aperçu général






   C'est l'une des premières fois, dans cette étude, que nous rencontrons l'expression "sceau de la loi". De quoi s'agit-il ? Le sceau de la loi désigne un critère représentatif de la démarche philosophique bouddhique. Face à un concept quel qu'il soit la comparaison, la confrontation avec le « sceau de la loi » permet de définir si le concept examiné est compatible avec la doctrine bouddhique (le dharma) ou non.



   De ce qui vient d'être dit nous pouvons tirer quelques conséquences.
Tout d'abord, la confrontation d'une pensée avec les sceaux de la loi ne permet pas de révéler la profondeur ou l'intérêt qu'elle peut présenter mais seulement sa compatibilité avec les théories fondatrices du bouddhisme. Si l'on veut faire une comparaison avec les choses séculières, il en va de même que pour la fonction de douanier. L'examen des marchandises auquel se livre le douanier n'a pas pour but d'apprécier la qualité des produits mais juste de déterminer qu'ils ne sont pas illicites.
Cette compatibilité avec les principes essentiels de la pensée bouddhique délimite un ensemble que l'on appelle la voie intérieure et qui représente les concepts bouddhiques. Les pensées divergentes sont appelées les voies extérieures.

  Il existe d'autres critères qui ne se placent pas forcément sur le terrain de l'examen des concepts et qui servent également à préserver l'orthodoxie bouddhique. Citons notamment les quatre appuis de la loi1.






   Lorsque le bouddhisme fut introduit en Chine, il s'est quelque peu mélangé avec les courants de pensées locaux. La chose est courante, en ce sens où une nouvelle philosophie est toujours interprétée selon les modes de pensée qui ont prévalu jusqu'alors. Pour permettre, dans un deuxième temps, de restaurer une perception plus adéquate vis-à-vis des doctrines originelles il a fallu juger des conceptions qui s'étaient développées, voire qui aux yeux de tous passaient pour le plus pur bouddhisme, en les soumettant à la mesure de critères précis qui caractérisent la doctrine bouddhique. C'est le rôle des sceaux de la loi. Ils permettent à la fois de juger si un propos correspond à la pensée bouddhique et également ils résument sous la forme d'axiomes ou de maximes les particularités caractéristiques du bouddhisme.




   On parle donc des trois ou des quatre sceaux de la loi. Il s'agit des expressions suivantes :

1 l'impermanence des multiples mouvements,
2 les multiples dharma sont sans ego,
3 tous les mouvements sont souffrances et
4 sérénité et pureté du nirvana.





   Tels sont les quatre sceaux de la loi; lorsque l'on évoque les trois sceaux de la loi, on omet le troisième (tous les mouvements sont souffrances) et on a donc les énoncés 1, 2 et 4 de l'énumération ci-dessus. Nous avons donc quatre critères aisément mémorisables qui permettent de reconnaître si une théorie est conforme à l'ensemble du corps des enseignements.

   Actuellement alors que le bouddhisme commence d'avoir une certaine audience dans notre pays, il n'est pas inutile pour juger de la cohérence des doctrines prônées par les différents mouvements, de les soumettre aux critères des quatre sceaux de la loi. On risquerait de voir alors que certains qui se proclament bouddhistes croient dur comme fer à la permanence de l'ego, à la nécessité de satisfaire les désirs ou encore aux conceptions antérieures au bouddhisme sur le karma qui d'ailleurs leur apparaît comme étant "bon" ou "mauvais". Ces mésinterprétations sont normales car l'enseignement bouddhique s'est exprimé dans des langues et cultures très différentes des nôtres. Il est donc important, de revenir sur les certitudes que l'on a développées vis-à-vis de la doctrine bouddhique et de les soumettre au crible des quatre sceaux de la loi.





   Dès les plus anciennes écritures bouddhiques nous trouvons l'énoncé des quatre sceaux de la loi sous des formes relativement semblables. Par exemple dans les sutra Agama, nous lisons : Tous les multiples mouvements sont impermanents, douloureux et sans ego, le nirvana est une sérénité éternelle. Nous trouvons également la célèbre strophe de l'impermanence :




Les multiples mouvements sont impermanents
Car soumis à la loi de naissance et disparition
Une fois naissance et disparition éteintes
L'extinction paisible se fait joie.





   Les sutra du Grand Véhicule ont eux aussi illustré et développé les quatre sceaux de la loi. Les exemples sont nombreux. Parmi eux, citons le Sutra du Nirvana dont le récit de l'ascèse du Garçon des Monts enneigés et de la quête qui fut la sienne pour obtenir les sceaux de la loi a popularisé ce concept.

  Dans une vie antérieure, le Bouddha Shakyamuni pratiquait l'ascèse dans un lieu retiré de l'Himalaya afin d'avoir la connaissance de la loi bouddhique laquelle n'était pas encore révélée. Mis à l'épreuve par la divinité Indra il sacrifia son corps pour entendre l'énoncé de la stance de l'impermanence citée ci-dessus (Les multiples mouvements sont impermanents Car soumis à la loi...). Ce récit a nourri ultérieurement à la fois le répertoire des conteurs itinérants et la littérature savante bouddhique. A titre d'exemple citons la narration qu'en fait Nichiren dans l'admirable Réponse au Seigneur Matsuno
2:

"Il pensait à tout cela. De l'égarement procède le rêve et de l'éveil le réel. Aussi voyait-il clairement que ce qu'il cherchait était d'abandonner ce triste monde du rêve pour s'éveiller au réel. Il s'était retiré dans ces montagnes et, sur la chaire de la contemplation de la pensée, avait balayé les poussières des idées mensongères et de la déraison. Il recherchait la loi bouddhique en chaque chose.

C'est alors qu'Indra regardant des cieux lointains vers le bas, songeait : "Les poissons donnent naissance à une nombreuse progéniture, mais combien deviendront adultes? Les fleurs du manguier éclosent à profusion, mais combien deviendront fruits? Pour les hommes il en va de même : nombreux sont ceux qui produisent l'esprit de bodhi, mais bien peu s'engagent sur la véritable voie sans régresser. L'esprit de bodhi des êtres humains peut être troublé par de multiples mauvais liens et il s'altère aisément à leur contact. Nombreux les fantassins qui revêtent l'armure, mais rares sont ceux-là qui ne ressentent pas la peur durant la bataille"

Voulant éprouver le cœur de ce garçon, Indra prit la forme d'un démon et se plaça à ses côtés. En ce temps là, le Bouddha n'était pas présent et le Garçon des Monts enneigés recherchait partout les sutra du Grand véhicule sans toutefois y réussir. A cet instant, il entendit une faible voix murmurer :

- Les multiples mouvements sont impermanents

Car soumis à la loi de naissance et disparition...

Le garçon surpris scruta les quatre directions. Il n'y avait personne, excepté le démon qui se tenait près de lui. Son apparence était farouche et effrayante. Sa chevelure hirsute semblait de feu, les dents saillaient de sa gueule pareilles à des épées et, d'un air menaçant, il le regardait fixement. A sa vue, le garçon n'était pas apeuré; il se réjouissait tant d'avoir entendu partie de la loi bouddhique que nul doute ne l'assaillait. Il était pareil à un veau séparé de sa mère, qui perçoit faiblement l'appel de celle-ci.

"Qui donc a pu réciter cela? Il doit y avoir une suite" pensa-t-il; et partout il chercha, mais sans voir quiconque. Il s'interrogea si cela pouvait être des paroles enseignées par ce démon et il se dit, qu'en aucune façon, cela ne pouvait être le cas : son corps présentait un aspect démoniaque lié à la rétribution de méfaits.

Toutefois, puisqu'il n'y avait personne d'autre de présent, il lui demanda :

- Est-ce toi qui as dit cela?

- Ne m'adresse pas la parole. Cela fait plusieurs jours que je n'ai pas mangé, je suis affamé, fatigué, et j'en perds la raison. Il se peut que j'ai proféré quelque ineptie, mais quand bien même cela serait le cas, dans mon état je ne me rappelle plus de ce que j'ai dit.

- Pour moi, avoir entendu la moitié de cette stance, c'est comme contempler la moitié de la lune ou posséder une demi-perle et je te supplie de bien vouloir m'enseigner la suite.

- Puisque depuis l'origine tu as l'éveil, tu ne dois pas m'en tenir rancune si tu ne l'entends pas. Maintenant, tourmenté que je suis par la faim, cesse de m'importuner !

- Mais accepteriez-vous de m'enseigner si vous avez de quoi vous nourrir ?

- Si j'ai à manger, je pourrais enseigner.

Le garçon se réjouit :

- De quoi vous nourrissez-vous donc?

- N'insiste pas. Si tu le savais, tu en serais effrayé. Et de toute façon, ce n'est pas chose que tu puisses me procurer.

Le garçon le pressa encore :

- Quoi que ce soit, dîtes-le moi afin que j'aille vous le chercher.

- Je me nourris de la tendre chair des hommes et je bois leur sang encore chaud. Bien que je vole dans le ciel, toujours à l'affût, je ne puis tuer, comme j'y serais enclin, ceux que les bouddha et les dieux protègent; je ne me nourris donc que de ceux-là qu'ils ont délaissés.

Le garçon des Monts enneigés se dit alors qu'en abandonnant son propre corps il parviendrait à entendre cette stance.

- Voici votre nourriture. Ne la cherchez pas ailleurs. Mon corps n'est pas encore mort et ma chair demeure tendre. Mon corps n'est pas encore froid et mon sang est tiède. Je vous supplie de m'enseigner la suite de cette stance et je vous donnerai mon corps.

Le démon devint alors fou de colère :

- Qui pourrait se fier à tes dires? Quel témoin pourra me garantir que tu tiendras ton serment une fois que tu auras entendu la suite?

- De toute façon, ce corps va mourir. Mais si, pour le loi, je peux offrir cette vie destinée à périr, une fois ce corps sale et impur abandonné, je m'ouvrirai infailliblement à l'éveil dans mon existence future. Je deviendrai le Bouddha et je recevrai un corps pur et merveilleux. Je prie Brahma, Indra, les quatre grands rois du ciel , tous les bouddha et les bodhisattva des dix directions d'être mes témoins afin que je ne puisse mentir.

Le démon se rasséréna quelque peu :

- Si ce que tu dis est vrai, je t'enseignerai la stance.

A ce moment, transporté de joie, le Garçon des Monts enneigés ôta la peau de cerf qu'il portait et l'étendit sur le lieu de la loi. Il se prosterna, touchant le sol du front, et, à genoux, joignit les paumes. Pénétré du plus profond respect, il dit :

- Je souhaite seulement que vous acceptiez de m'enseigner la suite de cette stance.

Alors, se plaçant sur le lieu de la loi, le démon révéla l'enseignement :

- ... Une fois naissance et disparition éteintes

L'extinction paisible se fait joie.

En entendant cela, le Garçon des Monts enneigés éprouva une joie et un respect sans limite. Pour ne pas oublier la stance, même dans le monde d'après, il la récita maintes et maintes fois afin de profondément en imprégner son coeur. Il comprenait que cette stance ne différait en rien de l'enseignement du Bouddha et cela le réjouissait, mais il s'attristait en pensant que lui seul l'avait entendue et qu'il ne pourrait la transmettre à autrui. Alors il en grava les mots sur la surface des pierres, la paroi des murs et les arbres au bord du chemin.

- Je souhaite que les hommes, qui par la suite viendraient ici, s'éveillent infailliblement au sens de cette phrase en la lisant et s'engagent dans la vraie voie.

Une fois qu'il eut dit cela, il grimpa au sommet d'un grand arbre et se jeta devant le démon. Mais avant qu'il n'ait touché le sol, le démon, qui d'un coup avait repris l'apparence d'Indra, rattrapa le corps du Garçon des Monts enneigés et le déposa en un endroit aplani. Il se prosterna avec respect et lui dit :

- Temporairement j'ai gardé pour moi les enseignements sacrés de l'Ainsi-venu, et mettant à l'épreuve votre cœur de bodhisattva, je l'ai tourmenté. Je vous en supplie, pardonnez cette faute et, dans le monde d'après, sauvez-moi !

Tous les dieux s'assemblèrent et dirent en louange : "Très bien, très bien, il est le bodhisattva!".

          Il avait sacrifié son corps pour la moitié d'une stance et, ce faisant, avait éteint les fautes des vies et morts de douze éons. Nous lisons tout cela dans le Sutra du Nirvana."




























Définition de chacun des quatre sceaux




Etudions maintenant chacun des quatre sceaux de la loi.





L'impermanence des multiples mouvements (諸行無常, shogyo mujo, zhuxing wuchang, anitya sarva samskarah) :


  Lors de l'étude des cinq éléments, nous avons déjà procédé à une analyse du terme samskara. Nous avons déjà comparé le sens le plus large que revêt ce terme, à savoir mouvements ou mobiles (ce qui se meut ou peut être mû), à des sens plus précis qui induisent la notion d'acte tels que pulsions, actions, agissements (comme le deuxième des douze liens causaux) ou volition (comme dans la série des cinq éléments). Ici nous avons affaire à la notion la plus large du terme; ce qui signifie qu'elle inclut les autres définitions évoquées précédemment. Nous ne devons donc pas prendre le terme mouvements dans une acception purement physique mais l'envisager simultanément sous ses aspects à la fois physiques, mentaux, psychologiques voire, comme dans le cas des douze liens causaux, dépendants du passé. Il va de soi que faute d'un terme parfaitement adapté dans notre langue pour désigner ces multiples réalités, nous devons faire un effort pour garder à l'esprit les divers domaines que ce terme recouvre. Faute de quoi nous sommes susceptibles, en réduisant la portée du terme bouddhique samskara, de réduire également la pensée bouddhique et de n'y trouver, comme certains lecteurs des enseignements du Petit Véhicule, qu'une sorte de matérialisme antique.
Les multiples mouvements désignent donc tout ce qui se produit et qui est donc ce qui naît, ce qui disparaît et ce qui change.

   Rien de tout cela n'est jamais dans un état de stabilité et donc l'état dans lequel toute chose se présente est forcément transitoire et par là même impermanent. En ce sens, contrairement à d'autres philosophies de l'antiquité, le bouddhisme ne reconnaît pas l'existence d'atomes qui seraient une sorte d'éléments de base stables constituant la matière et dont seules les modifications de l'agencement provoqueraient les changements physiques. Certains courants de pensée de l'époque de la formation du bouddhisme présentaient des points communs avec cette vue de l'univers que nous trouvons également chez Lucrèce en Occident. Ce que le sens commun nous pousse à considérer comme de la matière apparaît à la lumière du bouddhisme comme des formes, des énergies et des processus. Notons d'ailleurs qu'il n'y a pas dans la terminologie de base du bouddhisme de mot qui serait l'équivalent du terme matière.


   L'impermanence des multiples mouvements est le premier des quatre sceaux de la loi car il désigne une réalité que l'observation et l'expérience usuelle corroborent dès lors que l'on y prête attention. Egalement, dans la doctrine, l'impermanence entraîne la souffrance et le fait de ne pas posséder de nature propre. C'est pourquoi, ce premier des sceaux de la loi induit les deux suivants. Parce que les multiples mouvements sont impermanents alors les dharma ou phénomènes qui nous apparaissent ne présentent qu'un aspect momentané et de même pour les qualités que nous leur prêtons et au bout du compte, cette instabilité elle même est douloureuse car, comme nous l'avons vu dans le premier cours sur les quatre vérités, parmi les huit souffrances, au moins la naissance, le vieillissement, la mort et la séparation de ceux que l'on aime sont directement imputables à l'impermanence et les autres souffrances (la maladie, la fréquentation de ceux que l'on déteste, la non obtention de ce que l'on désire et la préhension des cinq éléments) lui sont imputables indirectement.

   Toutefois, il ne faudrait pas en arriver à considérer l'impermanence d'un point de vue seulement pessimiste. Ce n'est pas parce que le monde ne présente pas de stabilité que nous devons nous désespérer. Comme nous le verrons en étudiant le quatrième sceau de la loi, l'impermanence signifie que la situation actuelle se modifiera inéluctablement. Le changement peut être de nature négative ou positive. L'emploi de la sagesse bouddhique permet que cette modification s'effectue dans le sens de l'amélioration de la condition des êtres. En outre la crainte de l'impermanence est souvent la cause d'une prise de conscience qui est en partie à l'origine du sentiment religieux. De plus, prendre en considération l'impermanence du monde permet d'en dénoncer les vanités. Que sont les richesses, les honneurs que les hommes recherchent dès lors que ceux-ci ne sont pas durables? La vue de l'impermanence permet de relativiser toutes ces choses et surtout de ne pas s'en enorgueillir. De même, la connaissance de l'impermanence devrait nous pousser à ne pas gaspiller le temps dont nous disposons et à nous efforcer sur la voie.







   Les multiples dharma sont sans ego (諸法無我, shoho muga, zhufa wuwo, anatmanah sarvadharmah) : La formulation nécessite déjà quelques explications. Les multiples dharma désignent les phénomènes ; en ce sens, l'expression est très voisine des multiples mouvements que nous avons étudiés précédemment. Le mot chinois que nous traduisons par "ego" est wo (e en prononciation ancienne et littéraire) qui signifie moi ou je, d'où notre choix du latin ego qui s'est intégré à notre langue depuis l'époque moderne. Dans de nombreuses traductions l'expression wuwo (muga en japonais) est rendue par "dépourvu de nature propre" ou "sans nature propre". Cette acception est sans doute juste encore que la signification soit peut-être réduite. "Sans ego" signifie à la fois "qui n'est pas l'ego" et "dépourvu d'ego". L'ego ici représente une entité ou une substance qui ne serait pas soumise à la naissance, à la disparition ni à l'altération et donc, par le fait, serait éternelle. Remarquons que le bouddhisme ne se prononce pas sur la possibilité d'une telle existence et déclare que ce n'est pas là son objet, marquant de la sorte, une fois encore, sa spécificité vis-à-vis des autres religions.

  
Le premier sceau de la loi, les multiples mouvements sont impermanents, était après réflexion admissible par quiconque. Il représente ainsi une sorte d'introduction aux doctrines bouddhiques. Par contre le deuxième sceau de la loi, les multiples dharma sont sans ego, est une caractéristique du bouddhisme que l'on ne retrouve pas dans les autres courants de pensée. Il y a d'ailleurs une bonne raison à cela, si tel était le cas, ce postulat saperait les bases théoriques de la plupart de ces systèmes.

   A l'époque où le bouddhisme a pris naissance en Inde, on pensait qu'il existait des entités qui n'étaient pas sujettes à la naissance ni à la disparition. Elles étaient appelées atman ou brahman. Atman est relatif à l'individu et brahman à l'univers. Le bouddhisme lui, a préféré ne pas se prononcer quant à ces spéculations car il leur trouvait peu de rapport avec le monde qui est le notre. Il visait simplement à la libération par l'exercice de la pratique. La réflexion philosophique sur l'Atman ou le brahman, du point de vue du Bouddha, n'étant d'aucune aide pour ce faire, toute priorité était donnée à la pratique de l'ascèse qui permet de se départir de la souffrance. A ce sujet le Bouddha citait volontiers la parabole de la flèche empoisonnée. Il comparait ceux qui se livrent à ce genre de spéculations métaphysiques ou qui essayent de croire, ou de faire croire autrui, dans des concepts qui n'ont aucun lien avec notre expérience de la vie, avec un homme qui atteint par une flèche empoisonnée se préoccuperait davantage de l'identité et des qualités de son meurtrier que d'aller chercher un médecin afin qu'il tente de le sauver avant que le poison n'ait agi. Le Bouddha use de cette parabole pour répondre aux questions d'un nouveau converti, le jeune Malunkyaputta qui, heureux de rencontrer Shakyamuni, avait préparé quatre sortes de questions qui lui semblaient fondamentales. Le monde est-il éternel ou non? Le monde est-il illimité? L'âme et le corps sont-ils un seul être? L'Ainsi-venu (l'Eveillé) existe-t-il encore après sa mort? Nous devons faire attention à ne pas confondre la volonté du Bouddha de ne pas répondre directement à ces questions avec une réponse négative. Ce deuxième sceau de la loi n'implique pas d'ailleurs, contrairement à l'apparence, la négation de l'âme. Ce que l'on appelle ainsi serait assez proche de la huitième conscience, réceptacle des expériences et supportant le processus causal du karma qui est elle-même participative aux phénomènes de naissance et de disparition et qui se modifie continuellement. Ainsi le bouddhisme est probablement la seule religion à ne pas avoir pour but d'inculquer des croyances aux hommes mais de leur présenter un système de pratique et d'étude qui, au bout du compte, doit permettre à chacun de résoudre par lui même sa problématique personnelle.

   Dans les textes du Grand Véhicule on trouve plus souvent l'expression vacuité que "sans ego". Les deux sens sont très proches car la vacuité (sunyata, en chinois kong, japonais ku) désigne la qualité de ce qui est vide (sunya) de nature propre. Que signifie être vide de nature propre ou, ce qui apparaît dans les textes sous le terme de nihsvabhav, nature de non soi. Deux significations principales fournissent une clé d'accès à ces notions. La première est que dans les dharma, il n'existe pas de substance qui aurait été non produite et qui ne disparaîtrait pas et qui serait dotée de caractères spécifiques. Il n'y a pas une sorte d'essence absolue aux choses telle que certaines religions ou philosophies la discernent et tout caractère propre est le résultat d'influences. De là découle une conception relativiste qui caractérise le bouddhisme et qui insiste sur les relations mutuelles et multiples des phénomènes entre eux. De ce point de vue, la soi disant "Loi de l'Univers" qu'évoquent certains mouvements qui se réclament du bouddhisme doit être considérée comme une notion extérieure aux doctrines bouddhiques. L'ensemble des phénomènes de tout ordre que nous constatons existe d'une façon interdépendante et aucun de ces phénomènes ne pourrait exister par lui-même. En ce sens, on parle d'absence de nature propre.

  La seconde signification réside dans la négation d'un sens de l'histoire ou du monde, une sorte de devenir obligé, qui selon les doctrines peut prendre différentes appellations. Nous avons vu en étudiant le premier des sceaux de la loi, que les dharma sont toujours dans un état d'instabilité qui implique la transformation incessante et mutuelle. C'est un état des choses. Et cette instabilité permet la transformation. Il n'y a pas de qualité éternelle et « intransformable » qui serait impartie aux êtres ou aux choses. La seule chose qui puisse être durable dans la doctrine bouddhique est la qualité que nous attribuons à certaines classifications. Par exemple, si nous disons le monde de l'enfer est horriblement douloureux ou bien le monde des animaux est cruel, nous ne faisons qu'énoncer des qualités propres à ces deux mondes et ces qualités les définissent. Mais ces mondes n'existent pas en eux mêmes. Ils existent d'une façon concomitante avec les dix ainsi ou les trois domaines. Ils représentent un environnement perçu pour les êtres qui les peuplent et qui sont susceptibles eux-mêmes de passer d'un de ces mondes à un autre. La possibilité de modifier l'existant est donc grande, elle concerne l'ensemble des forces innombrables qui structurent le réel et donc la qualité du résultat de ce processus n'est jamais définitive.

  Le concept de "sans ego" est très éloigné de la perception occidentale et tout particulièrement de la conception philosophique française classique. Le fait de considérer que l'individu, par exemple est sans ego propre, sans personnalité, ne se situe pas au niveau des conventions ordinaires. Bien sûr l'individu à une personnalité, des goûts ou des inclinaisons et cela, le sens commun le reconnaît. Mais ces attributs sont fonctions de circonstances diverses et sont donc susceptibles de varier si leurs conditions se modifient. Contrairement à la vue commune, l'individu n'est pas seulement cette personnalité qu'il croit être et qui, tant qu'il ne l'aura pas construite, n'est que le produit de circonstances diverses.











Tous les mouvements sont souffrances (一切行苦, issai gyo ku, yiqie xing ku, dukkhah sarva samskarah) : Comme nous l'avons déjà vu plus haut, le terme mouvements désigne l'ensemble des phénomènes. Ce troisième sceau de la loi renvoie donc à des concepts déjà étudiés et, tout particulièrement à la première des quatre vérités, l'existence de la souffrance. La vie de l'homme ordinaire comprend tantôt le plaisir et tantôt la souffrance. Toutefois, les actes qu'il effectue sans sagesse sont le plus souvent producteurs de souffrances et, en comparaison à la joie lucide du Bouddha, l'existence commune est jugée douloureuse. Nous avons déjà étudié une des classification de la souffrance sous la forme des trois souffrances, qui sont les souffrances liées à la douleur, à la détérioration et à la fugacité. La première d'entre elles est la souffrance physique. Elle est causée par toute atteinte au corps et est véhiculée par le système nerveux. Il est évident que l'expression "tous les mouvements sont souffrances" ne se limite pas à elle seule car cette souffrance n'est pas de nature constante. La souffrance de la détérioration est une souffrance ressentie devant l'affaiblissement de ce qui était solide. L'âge nous enlève nos forces et les civilisations, après des périodes florissantes, dégénèrent. Cependant, comme nous l'avons vu précédemment, ce sentiment est loin d'être constant et nous éprouvons également de la joie en admirant ce qui parvient à son apogée. La dernière des trois souffrances est d'une nature plus générale. La souffrance de la fugacité se rapporte directement à la prise de conscience qui a mené le Bouddha à accomplir les ascèses pour se libérer de la fugacité. La raison et l'expérience nous forcent à admettre la nature provisoire de l'existence. Pourtant la perception ordinaire, dans l'instant, que le sujet a de lui-même est profondément différente. Il se sent vivre, occuper cette unité de la vie psychologique, qu'est chaque instant du présent et donc son expérience est celle du vivant. Pourtant, tout ce qu'il a appris ou compris semble indiquer que cet état est limité et provisoire. Cette incompatibilité entre le vécu et la pensée prive le sujet de la cohérence à laquelle il aspire. Cette gêne que le bouddhisme permet de desserrer est la souffrance de la fugacité. L'ensemble de ces trois souffrances sont vécues de façons différentes dans les six voies des trois mondes. Toutefois, le cycle des six voies se poursuit dans l'expérience de la souffrance.

  Ces considérations qui découlent des trois premiers sceaux de la loi ont souvent amené le bouddhisme a être considéré comme une religion particulièrement pessimiste voire nihiliste. C'est passer un peu vite sous silence le fait que le bouddhisme se veut avant tout une pratique qui permet à l'homme l'expérience qui résout les dilemmes de sa condition. Vouloir ne pas prendre en considération ce redoutable ennemi qu'est la souffrance, comme le fait l'homme moderne, relève de la sottise. Le bouddhisme dans une démarche beaucoup plus lucide a pris la mesure de l'ampleur de la maladie et a proposé le remède. Et cela nous amène au quatrième sceau de la loi.







   Sérénité et pureté du nirvana (涅槃寂靜, nehan jakujo, niepan jijing, santam nirvanan) : Le quatrième sceau de la loi nous indique le nirvana. Et cela, car le bouddhisme n'a pas seulement identifié les causes des troubles de notre condition mais parce qu'il a indiqué la voie de la délivrance. Etymologiquement l'expression nirvana signifie l'extinction du souffle. Cette analogie avec l'instant de la mort est précisée de la sorte dans les textes du bouddhisme primitif : "les attachements ordinaires se délient, la colère se dissipe et la bêtise disparaît". Alors apparaît la condition indolore et sereine du nirvana. Nous ne devons pas confondre avec une autre acception du terme nirvana qui signifie la mort du Bouddha et qui est une abréviation de parinirvana. Le parinirvana du Bouddha est le récit de la mort du Bouddha, son grand nirvana, et outre un sutra qui porte ce nom il a été abondamment représenté dans l'iconographie bouddhique.

   Dans les courants du bouddhisme où le nirvana est atteignable dans le cours de l'existence, sa dernière limite ou possibilité temporelle est la mort du croyant. Pour revenir sur la Réponse au Seigneur Matsuno, que nous avons citée au début de ce cours, nous trouvons une très belle description de cette expérience ultime :

"Pratiquez les austérités sans régression, attendez votre heure finale et lorsqu'elle arrivera, regardez.

Nous avons escaladé la montagne de l'éveil merveilleux et quand nous contemplons les quatre directions, quel prodige : le monde des dharma s'est transformé en la terre de la lumière paisible, le sol est constitué de lazulite et des cordages d'or bordent les huit voies. Du ciel pleuvent les quatre variétés de fleur et dans l'air on perçoit des musiques. Les bouddha et bodhisattva, baignés de la brise de "permanence-bonheur-ego-pureté", goûtent à la joie et à l'extase.

Comme il est proche l'instant, où nous aussi, prendrons place parmi eux pour nous réjouir."8

Le nirvana est doté des quatre vertus que sont : la permanence, le bonheur, l'ego et la pureté . La permanence embrasse les trois phases que sont le passé, le présent et le futur et désigne la qualité de ce qui ne connaît pas de fin. Le bonheur est la joie qui découle de la libération de l'emprise de la souffrance et de la satisfaction de goûter le calme et l'apaisement du nirvana. L'ego est la qualité de celui qui a trouvé ce qu'il est vraiment et s'est donc départi de la notion purement individuelle de la personnalité. Et enfin la pureté représente le dégagement des troubles et souffrances dûs aux passions.

Entre ces qualités du nirvana et les quatre sceaux de la loi nous pouvons dès à présent remarquer les relations suivantes que nous expliquerons ensuite :











                             

Quatre sceaux de la loi
Quatre vertus
1 l'impermanence des multiples mouvements  
permanence
2 les multiples dharma sont sans ego
ego
3 tous les mouvements sont souffrances     bonheur
4 sérénité et pureté du nirvana 
 pureté

                               

                                                  



De fait, ces relations qui sont parfois opposées et parfois complémentaires renvoient à la double acception de "permanence-bonheur-ego-pureté". En effet, cette expression revêt deux sens différents. A l'origine il s'agit de la quadruple erreur que commet l'homme ordinaire : il appelle éternité ce qui est impermanent, bonheur ce qui n'est que souffrance, soi ce qui est dépourvu d'ego et pur ce qui est impur. Ce raisonnement est une application des quatre sceaux de la loi. Par opposition à cette première distance que prend le bouddhisme vis-à-vis des conceptions ordinaires, nous trouvons les quatre qualités du nirvana : il est immuable, il est au delà des deux douleurs (la première : maladie et angoisse, la seconde : la douleur qui est apportée par les autres êtres), il est pleinement indépendant et il a épuisé les égarements d'où la pureté. Au bout du compte, ces deux acceptions divergentes se rejoignent dans l'identité fondamentale du samsara et du nirvana .

 
Notons toutefois que cette identité se réalise dans la perception liée à l'éveil bouddhique. Dans l'optique ordinaire les conceptions liées aux concepts que sont "permanence-bonheur-ego-pureté" sont totalement mensongères. Ce n'est que l'ascèse bouddhique qui permet de trouver en ce monde permanence-bonheur-ego-pureté. D'ailleurs, souvent les notions d'identité telles que l'
identité des vies et morts et du nirvana ou l'identité des passions et de l'éveil sont perçues, et c'est normal, non pas du point de vue de l'éveil mais du point de vue commun. Cette conception à rebours n'est qu'une antithèse de la doctrine bouddhique exprimée dans un vocabulaire qui imite les mots du bouddhisme.



  Ces quatre vertus du nirvana connaissent également d'autres applications, par exemple elles ont été associées par le penseur chinois Zhiyi (515~577) à la dénomination de la terre du Bouddha, la terre de lumière toujours paisible. Il dit dans son ouvrage Mots et phrases de la Fleur de la Loi : "Toujours renvoie à la vertu de permanence, paisible à la vertu de bonheur et lumière aux deux vertus de pureté et d'ego". Les quatre vertus ont également été mises en corrélation par Nichiren avec les quatre bodhisattva du Sutra du lotus de la façon suivante :

Bodhisattva Pratique-Supérieure : Vertu de l'ego
Bodhisattva Pratique-Illimitée : Vertu de permanence
Bodhisattva Pratique-Pure : Vertu de pureté
Bodhisattva Pratique-Pacificatrice : Vertu de bonheur.
















1 quatre appuis de la loi (ho shie, fa siyi) : quatre appuis de la loi décrits dans le Sutra du nirvana. Recommandations finales du Bouddha pour les générations futures. Il s'agit de quatre couples d'adjonctions qui énumèrent, chaque fois, ce sur quoi le pratiquant du bouddhisme peut s'appuyer avec confiance. Il s'agit de :

1. L'enseignement et non pas l'enseignant (selon la loi et non la personne, eho fu ejin, yifa bu yiren)

2. Le sens de l'enseignement et non pas la forme (selon la signification et non les mots, egibuego, yiyi bu yiyu)

3. La sagesse et non les notions communes (selon la sagesse et non les jugements, echi fu eshiki, yizhi bu yishi)

4. Les sutra achevés et fondamentaux et non les sutra provisoires (selon les sutra aux sens définitifs et non les autres (eriogikyo fu efuryogikyo, yiliaoyijing bu yibuliaoyijing).

Ces recommandations sont d'une grande justesse et l'on ne peut que déplorer que le monde bouddhique ne les ait pas toujours suivies privilégiant parfois l'attachement à tel ou tel maître au détriment de la connaissance de la loi bouddhique, le formalisme au détriment de la compréhension, la sagesse des nations au détriment de la spiritualité, voire les textes équivoques au détriment des textes fondamentaux.

2 In Matsuno dono gohenji, Nichiren shonin ibun, Showa teïhon p. 1267 et suivantes



5 Cf Le Principe d'Une pensée trois mille in Nichiren - Devenir le Bouddha, p.43 et suivantes, Editions Arfuyen.
6 Cf le cours sur les quatre vérités.
7 Il s'agit des six destinations que représentent les six premiers mondes à savoir le monde des damnés de l'enfer, ceux des esprits affamés, des animaux, des asura, des hommes et des dieux.
8 In l'édition Nichiren shonin ibun, Showa teïhon p.1273.




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